À la fin du XIXe siècle, le développement de la corrida à Dax a donné lieu à « une révolution tauromachique » (1891-1894), fait de fortes tensions et parfois de violentes confrontations entre l’État et les élus locaux soutenus par une population forte de son ancienne tradition des jeux taurins. Pendant plusieurs années, le gouvernement louvoie entre les circulaires d’interdictions du préfet des Landes – qui assistait pourtant en même temps aux courses données à Mont-de-Marsan – et les tolérances et autorisations du ministère de l’Intérieur.
Le 26 septembre 1894, le ministre de l’Intérieur et président du Conseil, Charles Dupuy, émet une circulaire enjoignant aux préfets des départements du Midi d’interdire les courses de taureaux avec mise à mort, en application de la loi Grammont de 1850 sur la protection des animaux domestiques, et sous la pression de multiples personnalités de la presse, de la littérature, des arts et des sciences. Mais plusieurs municipalités refusent de respecter l’interdiction préfectorale, notamment à Nîmes. Acclamé par la foule, le félibrige Fréderic Mistral y préside le 14 octobre une corrida de protestation qui devient l’emblème de la résistance méridionale.
Mais l’exemple le plus remarquable est la décision prise par le maire de Dax, Raphaël Milliès-Lacroix, qui prend délibérément et par provocation un arrêté autorisant ce type de courses. Après le succès des corridas du mois d’août, une course supplémentaire est en effet organisée et justifiée en raison « du nombre exceptionnel d’étrangers actuellement dans la station » thermale. Cette course dite « hispano-landaise » offrait de plus l’occasion de donner une course espagnole avec mise à mort à l’espoir landais Félix Robert (pseudonyme de Jean Cazenabe) qui recevra l’alternative le mois suivant en Espagne.
Suivant les instructions ministérielles, le préfet des Landes prend un arrêté le 9 octobre interdisant ce type de courses dans le département. Le président du Conseil Charles Dupuy obtient du président de la République, Jean Casimir-Périer, un décret révoquant le maire de Dax pour son arrêté illégal. Pour se justifier, Milliès-Lacroix allègue qu’il avait du « protéger les coutumes paisibles de toute une région » et « défendu le droit des municipalités en matière de spectacles et de police municipale. »
La corrida a donc lieu le dimanche 14 octobre 1894 dans les arènes en bois situées alors au pied des remparts (actuelle place de la Course). Elle fut rocambolesque.
Neuf jours plus tard, lors de l’ouverture de la session parlementaire, Théodore Denis, député de Dax, interpelle le gouvernement en racontant avec beaucoup d’humour les événements qu’il a pu observer à ses collègues de la Chambre :
« La course en question eut lieu le 14 octobre, dans des conditions fort originales. Dès le matin, toutes les brigades de gendarmerie de l’arrondissement avaient envahi la ville. La course devait avoir lieu à trois heures de l’après-midi. À midi, le syndicat [des fêtes] envoya des gamins dans tous les quartiers de la ville pour avertir les habitants que la course serait donnée pendant que les gendarmes déjeunaient. (Nouveaux rires)
La foule, avertie, accourut en toute hâte aux arènes. Le taureau sortit du toril ; le toréro s’avança sur l’arène. Le commissaire de police s’élança pour l’arrêter et lui dresser un procès-verbal. (On rit) Le commissaire s’avançait pour protéger le taureau, mais le taureau s’élança vers lui et le commissaire prit la fuite. (Rires) En fuyant, il ouvrit la porte des arènes et le taureau s’enfuit, poursuivi par le torero qui suivait le commissaire avec une pique incommensurable. (Nouveaux rires) Puis venaient tous les enfants, les mères à leur poursuite, la foule des spectateurs et vingt gendarmes au trot pour maintenir l’ordre. (On rit) La police fut très heureuse que le toréro voulût bien mettre à mort le taureau pour éviter le danger que la foule courait.
Depuis lors, nous sommes traités un peu en ville conquise, et l’on nous fait expier cette innocente farce. Dax est occupé en permanence par la gendarmerie. Il faut vous dire que ces gendarmes sont de fort braves gens. Ils passent la journée à jouer aux cartes, à boire le petit vin des Landes. Le soir, après dix heures, quand les Dacquois sont couchés, ils font des patrouilles pour dissiper les attroupements. (Nouveaux rires) On a demandé au sous-préfet la raison de toutes ces bêtises. Il a répondu que c’était parce que nous avions un Gouvernement fort qui voulait être respecté (Rires et applaudissements à droite et à l’extrême gauche) »
Journal officiel de la République française,
séance du 23 octobre 1894 p. 1656.
Le désordre de cette corrida s’était en effet transformé en une folle équipée du taureau dans les rues voisines. Derrière le toréro et sa cuadrilla (équipe) partis à sa poursuite, suivaient le commissaire, pique sur l’épaule, la police, des gendarmes et les badauds en présence d’une foule importante en pleine effervescence. Finalement, l’animal blessé est coincé dans une petite rue pavée de bois allant vers le pont sur l’Adour. Il est achevé par Paul Nassiet, sobresaliente (réserviste) de la cuadrilla de Félix Robert et futur ganadero (éleveur).
Par chance, personne n’a été blessé. Félix Robert et Paul Nassiet ont été arrêtés avant d’être relâchés trois jours plus tard au son de la Marseillaise reprise par la foule. Relayé par les journaux, cet événement a eu un retentissement national et même international avec notamment The New York Herald qui titra son édition du 15 octobre « A Sensational Corrida ».
Cet épisode a été aussi « croqué » par Georges Camiade (1845-1906), secrétaire général de la Société de Borda, mais aussi dessinateur et photographe qui a contribué à enrichir notre connaissance du patrimoine archéologique landais.
Le premier dessin montre le toréro Félix Robert et le commissaire de police, muni d’une pique, poursuivant le taureau dans les rues de Dax. Ce dernier, Auguste Paul Tuaillon, natif de Haute-Saône, venait juste de prendre ses fonctions à Dax en provenance de Montluçon (Allier). On peut raisonnablement penser qu’il n’a pas pris la mesure de l’affaire dans laquelle il s’engageait et se ridiculiserait. Il sera muté à Vannes en 1897.
(Dessin n°1 – Arch. Soc. Borda, 2 J 47)
Le second dessin montre la mort du taureau sous les fenêtres du cercle taurin (!). Ce lieu fut rebaptisé « rue du Toro » en souvenir de cet épisode (artère jouxtant la place Thiers).
(Dessin n°2 – Arch. Soc. Borda, 2 J 47)
Ses deux caricatures ont été publiées dans l’édition du 17 octobre de L’Adour, journal de l’Appel au peuple, feuille bonapartiste de Dax (1872-1915) fondée par Albini Gieure qui en était le rédacteur en chef, et dont le gérant n’était autre que l’imprimeur Hazaël Labèque (qui publiait aussi le Bulletin de la Société). L’intitulé « journal de l’Appel au peuple » a été souvent utilisé par les gazettes impérialistes sous la IIIe République. Elles ne faisaient que reprendre le nom du groupe parlementaire éponyme qui réclamait la tenue d’un plébiscite afin que les Français, au nom de la souveraineté nationale, choisissent leur régime, la république étant à cette période là encore fragile.
(Coll. Soc. Borda)
Si Théodore Denis est parvenu « à dérider l’assemblée par sa façon de rapporter les incidents », le président du Conseil campa sur ses positions, jugeant inhumain et antidémocratique de tuer un taureau en public. La révocation de Milliès-Lacroix est confirmée pour un an. La mairie échoit alors à son ami Théodore Denis avant d’en reprendre les commandes en 1895.
Gonzague Espinosa-Dassonneville
Pour en savoir plus :
-Patrick Larrosa, Histoire de la tauromachie à Dax, Montpellier, UBTF, 1992. 261 p.
-Jacques Milliès-Lacroix, « Révolution tauromachique à Dax (1891-1894) », Bulletin de la Société de Borda, 4e tri., 1974, p. 465-481 et 1er tri., 1975, p. 43-74.